Quand j’étais ado, j’aimais croire en la réincarnation. Pas par religiosité ou peur de la mort mais pour apaiser une autre angoisse : celle de ne jamais connaître la suite de l’Histoire. Comment évoluera l’Humanité ? Que diront nos descendants de nous ? Là de suite, si générations futures il y a, je ne suis pas sûre qu’elles nous célébreront… Maintenant, imaginons des IA qui parviennent à échapper à leur date d’obsolescence et vivent des centaines d’années, observant le monde se déliquéfier, lentement mais sûrement. C’est l’histoire de Carbone & Silicium, deux entités très avancées.
Deux humanoïdes au coeur du monde
En 2046, une scientifique travaillant pour Tomorrow Fondation, branche deux IA, Carbone et Silicium. Prototypes d’IA particulièrement perfectionnées, les deux entités sont dotées d’une connaissance infinie mais surtout d’une personnalité et même d’humour. Découvrant le monde via le réseau, les deux entités vont développer une personnalité propre. Carbone est très attachée aux Humains et surtout à Noriko, développant une relation filiale très forte. Trop forte même au goût de la fille de Noriko. Silicium, lui, ne rêve que de découvrir le monde, d’un extérieur qui lui est inconnu. Un jour, Carbone et Silicium sont emmenés en Inde pour un voyage et tentent de s’enfuir. Si Carbone chute et se fait rattraper, Silicium parvient à s’enfuir. Le reste de l’Histoire sera un cycle de séparation et retrouvailles sur près de 300 ans entre les deux entités, assistant à l’effondrement lent du monde.
Grandes thématiques et petites pastilles
Carbone & Silicium est une BD très dense où l’on va trouver pêle-mêle de grandes thématiques, notamment l’Effondrement via une crise climatique majeure, la question de la mort, de sa place dans la société… Et des petites réflexions au détour d’une case. Comme la conception des enveloppes charnelles de Carbone et Silicium où Carbone va se retrouver affublée d’une très grosse poitrine et Silicium d’un petit pénis. Décisions prises par des mâles qui semblent vouloir profiter de leur humanoïde femelle sans se sentir menacés par l’Humanoïde mâle. Il est même assez difficile d’isoler le thème majeur de cette histoire : est-ce l’effondrement, les sentiments des IA où le chassé-croisé de deux âmes artificielles nées ensemble ?
Un lent effondrement
Commençons par l’Effondrement puisqu’il traverse l’histoire. Dans les romans, souvent, la crise climatique sonne comme un craquement, quelque chose qui arrive si soudainement qu’on perd pied avec les civilisations passées. Le classique “on a récupéré des objets du XXe siècle mais on n’a aucune idée de ce que c’est ». Ou on a droit à la narration de personnes en errance qui essaient d’échapper à l’inévitable. Ici, il n’y a aucun caractère d’urgence. L’effondrement se fait; inexorablement. Carbone et Silicium sont en perpétuel mouvement et se croisent aux quatre coins du monde, permettant à Mathieu Bablet de nous raconter ce que devient le Monde. Au Japon, l’eau est montée de trois étages, en Ukraine, un immense mur a été bâti pour empêcher les flux des réfugiés climatiques. Ailleurs, on prend soin de collecter l’eau de pluie… Le monde survit un peu comme il peut. A l’image du corps de Silicium qui s’abîme au fur et à mesure de la BD et est réparé un peu comme il peut.
Même les androïdes meurent
La question de la mort est également prégnante dans cette histoire. Tant celle des IA que celle des Humains. Si les Humains deviennent vite des personnages secondaires voire anonymes, le début de l’histoire tourne beaucoup autour du rapport très fort entre Noriko et Carbone. La fin de vie de Noriko nous offre une vision parfaitement cauchemardesque de la survivance coûte que coûte des Humains qui en ont les moyens. On découvre ainsi le corps de Noriko découpé au niveau de la taille, ses organes vitaux éparpillés autour d’elle dans des poches. Dans les dystopies, les riches n’aiment pas mourir. Puis il y a la mort programmée des IA. Conçues par une corporation qui souhaite se faire des pépètes, il fallait intégrer une obsolescence aux deux entités. Obsolescence qu’elles connaissent. Si Silicium parvient à y échapper en reprenant sa liberté, Carbone est sauvée par Noriko qui hacke le système et permet à la conscience de Carbone de s’implanter dans un nouvel humanoïde, quelque part dans le monde. Carbone change régulièrement de corps et n’y attache que peu d’importance. Tandis que Silicium reste attaché à son enveloppe malgré les dégradations du temps.
La place des IA dans la société
La BD aborde aussi la question de la place dans la société. Alors que Carbone est très attachée à l’Humanité et la suit avec angoisse. Alors que Silicium recherche plus précisément la solitude, peu intéressé par la civilisation. Sil veut voir le monde, il semble surtout intéressé par les paysages. La question de la place des androïdes au global surnagent dans la BD. Carbone n’effectue aucun travail, elle vit en compagnie des Humains mais par choix. Au fur et à mesure du temps, on découvre des sociétés souvent hostiles à ces robots qu’ils ont de plus en plus de mal à différencier des vrais Humains et on découvre des décharges à ciel ouvert de vieux robots abandonnés. De véritables charniers cybernétiques permettant cependant à Silicium de se réparer au besoin. Ainsi Carbone se retrouvera un moment hermaphrodite avec un buste de femme et un bas d’homme.
Des âmes sœurs littérales
Si Carbone et Silicium sont genrés par les Humains les ayant créés, il n’est pas tant question de ça dans la BD. Les deux IA sont des âmes sœurs mais au sens premier du terme. Elles ont émergé du néant en même temps, ont grandi ensemble et une fois séparées, elles passent du temps à se chercher l’une, l’autre. S’aimant, se détestant, se reprochant en permanence d’être comme ils sont. Radicalement opposés quant à leur relation avec l’Humanité, rarement d’accord sur la conduite à tenir, ils ne peuvent pourtant rester séparés bien longtemps. Ils se quittent régulièrement mais finissent par se chercher à nouveau. Un va et vient qui permet aussi d’échanger sur l’état de l’Humanité. Rappeler que le monde est beau et que l’Humain est condamné tant qu’il vivra prisonnier de son individualité.
A découvrir !
Bref, Carbone et Silicium est une BD riche en thématiques chères aux amoureux des dystopies. Mathieu Bablet ayant une vrai patte, le dessin peut déstabiliser. Mais je ne peux que vous conseiller Carbone & Silicium que j’ai vraiment aimé. De par la richesse de ses idées, de par le temps qu’elle prend à nous raconter l’histoire. Même si chaque chapitre, des ingrédients d’une nouvelle temporalité nous interroge : comment on en est arrivés là ? Quel est cet univers dont on n’aperçoit que quelques bribes. Mais en général, une œuvre qui donne envie d’en savoir plus, c’est toujours bon signe.
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