Appelée parfois Nous autres, également. Le genre dystopique et ces sous-branches comme la fausse utopie, ont produit un nombre très important d’œuvres en tout genre. Et j’aime parfois revenir un peu aux racines du genre. Essentiellement pour constater que, il y a un siècle voire plus, les préoccupations étaient déjà peu ou prou les mêmes. Donc après Frankenstein et R.U.R, il est temps de vous présenter un autre classique du genre : Nous de Evgueni Zamiatine. Car on y retrouve déjà les ingrédients repris par la suite par de grands classiques.
Dans une société extrêmement organisée
L’histoire. Dans un futur fort lointain, un ingénieur, D-503 travaille dur sur l’Intégrale. L’Intégrale ? Une capsule géante qui sera envoyée dans l’espace pour trouver d’autres civilisations et les convertir à l’Etat unique, seul système politique garantissant le bonheur de tous. D-503 est un citoyen particulièrement zélé, il entreprend l’écriture d’un journal qu’il glissera dans l’Intégrale pour raconter sa vie aux civilisations qui trouveront la capsule et y décrit son quotidien. La ville de verre, ses ébats avec la douce O et… sa rencontre avec la troublante I-330 qu’il va d’abord détester avant d’en tomber fou amoureux. Sauf que I est une dissidente qui va entraîner peu à peu D-503 dans son univers. Celui-ci, désorienté, se pense victime d’une terrible maladie : l’imagination. Fiévreux, il commence à remettre en cause le système, soudain conscient de ses couacs.
Une déshumanisation classique
Commençons par la base : la déshumanisation des citoyens, désormais nommés par la combinaison d’une lettre et de trois chiffres. Fun fact : Zamiatine a appelé ses personnages en fonction de pièces de métallurgie. Une façon symbolique de placer ses protagonistes comme les rouages d’une immense machine. Les personnages ont une vie extrêmement codée, surveillée de très près par le régime. Ainsi, les actes sexuels ont lieu à des heures précises et font l’objet d’une transaction : l’un des partenaires doit donner un billet rose à l’autre pour valider le rapport sexuel. Lorsque D-503 a une première relation avec I-330 sans billet rose, il doit aller se dénoncer aux gardiens, sorte de force policière, pour réguler la situation. A noter que les personnages ont de multiples relations, la liaison entre I et D étant ensuite reconnue par la production de billets roses sans que cela implique la fin de sa relation avec O. O qui fréquente elle-même un autre homme.
Ville de verre
La ville fonctionne elle-même comme un tout. Tous les appartements sont en verre, permettant aux uns et aux autres de voir ce que font les voisins. Cependant, pendant les heures autorisées, les citoyens peuvent baisser les stores pour s’offrir un peu d’intimité. Les appartements se ressemblent tous, la collectivité est totale. Un microcosme sous cloche puisque la ville est sous un dôme de verre, la protégeant de la végétation.
L’évolution ultime de l’Humain
Car tout ce qui est de l’ordre de la nature est réprimé. Les Humains sont encouragés à la logique et aux mathématiques via des conférences communes dans d’immenses amphithéâtres. Les élans amoureux sont régules par l’émission des billets roses. Les arts ne sont pas prohibés mais ordonnés à l’extrême. La poésie est tolérée de par son écriture mathématiques (vers et pieds), la musique est envisagée en fonction des impacts qu’elle peut avoir sur l’organisme. Un peu comme les musiques new age sauf que là, la musique est plus faite pour instaurer un respect et un soupçon de crainte vis-à-vis du pouvoir.
Un pouvoir autocratique
Car il y a une figure d’autorité : le bienfaiteur. Élu « à l’unanimité » par les citoyens qui, selon D-503, font un choix logique. Qui mieux que ce leader éclairé peut guider le peuple ? Et n’oublions pas le volet répressif avec les gardiens qui surveillent les citoyens… Bien aides par ces derniers qui n’hésitent pas à dénoncer la moindre incartade, y compris celles commises par leurs proches. La répression s’incarne aussi par la machine du Bienfaiteur, une machine qui extermine les dissidents lors d’exécutions publiques.
Une adhésion pas toujours forte
Le roman va s’attacher à illustrer les différents degrés d’adhésion de la société des protagonistes. Il y a D, le citoyen docile jusqu’à l’absurdité, I, la dissidente qui formente une révolution. Et entre une gamme de personnages dans la zone grise, comme O et son amant R. O est plutôt docile mais trouve absurde la volonté de D d’aller dénoncer sa galipette illégale avec I. Elle réclame aussi à D de rester ensemble après l’heure réservée. O n’a aucun projet politique mais ses désirs entrent en friction avec la société et l’invite à la transgression. Cette nuance est assez rafraîchissante dans ce genre contre-utopique où les personnages sont radicalement pour ou contre le système dans lequel ils évoluent. Dans Nous, le degré d’adhésion fluctue en fonction de s’il convient ou non au citoyen.
Un roman organique
Dernier point : Nous est un roman organique. D-503 ne parle de ses camarades que via des éléments physique. O est décrite comme tout en rondeur, avec une bouche en O, un petit pli à son poignée. I est plus sèche avec une bouche fine et des dents pointues. R a une “bouche africaine” (sic),D a des mains poilues qu’il déteste. Alors que cette société est une sorte d’organe unique, D s’attache aux différences, aux singularités. Au fur et à mesure du récit, ses écrits s’ampoulent de métaphores organiques de plus en plus poussé. Tout est corps.
La base des fausses utopies
Nous est assez fondamentale dans le genre fausse-utopique. On retrouve des noms sous forme de matricule comme dans Un bonheur insoutenable, le pouvoir autocratique qui surveille tout rappelle naturellement 1984. D’ailleurs les structures de récit sont si proche que pendant ma lecture, je rebaptisais I “Julia” sans même y faire attention. Et Nous est un roman éminement politique. Publié en 1923 dans une Russie soviétique…il a été rapidement interdit. On se demande bien pourquoi…
Un indispensable
Bref, si vous aimez les fausses utopies, vous devez lire Nous. C’est la base du genre, le roman qui a proposé énormément d’idées qu’on retrouvera ça et là. Une inspiration totalement assumée par Orwell,d’ailleurs. Et la plume est puissante même si Zamiatine fétichise un peu les femmes. Un immanquable.