Happycratie, le bonheur peut-il être une dictature ?

Dans un futur proche, l’Europe a basculé en happycratie, une société résolument tournée vers le bonheur. Mais est-ce si rose ?

Que j’aime les fausses utopies ! Si les dystopies nous préviennent des dangers potentiels de notre monde en peignant tout en noir ou, du moins, en nuance de gris sombre, les fausses utopies la jouent à l’inverse. On nous peint généralement un monde joyeux, coloré où il fait bon vivre… en apparence. Et niveau univers coloré, Happycratie d’Alice Babin n’y va pas à moitié. Sauf que sous les fringues fluo qui changent de couleur selon votre humeur se cache un autoritarisme qui ne dit pas son nom.

Happycratie d'Alice Babin

Le bonheur comme première valeur

L’histoire ! En 2040, l’Europe est devenu un immense Etat fédéré appelé “Europe heureuse”. Ses habitants vivent au rythme de leur TIB, leur taux individuel de bonheur, renseigné par une puce implantée sous la peau. La vie est facilitée par Sonia, un système de domotique ultra poussé qui régit plus ou moins la vie domestique. L’action se déroule à Strasbourg ou vit Guérin Talleyrand, nouveau Ministre du Bonheur. Surnommé “Die Sonne”, en référence au tatouage en forme de soleil sur son poignet. Secondé par Florentine Pavloska, il se donne pour mission de relever le TIB moyen de l’Europe à 50%.

Des gens fort heureux

Des gens malheureux qui formentent le malheur

Mais tous les Européens ne sont pas en phase avec ce projet. Malgré l’existence de bonheurologues dont le métier est de faire remonter le TIB des personnes, de nombreux citoyens sont irrémédiablement malheureux. Ils se réunissent la nuit dans un centre commercial déserté pour formenter des coups contre les Hyper heureux. Ceux au TIB supérieur à 80%. Ils sont appelés les Briseurs de rêve. Et leur ennemi est tout désigné : le nouveau Ministre du bonheur.

Un homme malheureux

Une société hautement technologique

On va retrouver beaucoup de choses dans ce roman. Tout d’abord le progrès technologique, décrit comme un bienfait pour la société alors qu’il n’est qu’un fil à la patte de plus. Les personnages sont régulièrement obsédés par leur TIB. Même chez les Briseurs de rêves où les personnages touchent souvent leur puce pour connaître leur taux. Toutes les maisons sont équipés de Sonia, sorte d’Alexa du bonheur qui prévient de qui appelle ou qui sonne à la porte, allume ou éteint la télé, sert le chocolat chaud. Car le café est mauvais pour la santé ! Il faut dire que le TIB est central dans cette nouvelle société puisque dans certains lieux, des portails sont installés pour mesurer le TIB et décider si une personne est bienvenue à une soirée ou non. Oui, un TIB bas, c’est l’équivalent de baskets en boîte, en quelques sortes. 

Des gens hauts en couleur

Une liberté plus restreinte qu’il n’y paraît

Mais l’autoritarisme lié au TIB va aller plus loin au fur et à mesure du roman, alors que Talleyrand et Florentine se retrouvent confrontés aux Briseurs de rêve. Ainsi, ils vont exiger un TIB élevé pour les employés du Ministère du Bonheur, virant ceux en dessous de 60. C’est ici la métaphore la plus claire de l’autoritarisme : si tu ne rentres pas dans le moule, tu ne peux pas rester proche du pouvoir. Les enfants, qui ne sont pas encore pucés, révèlent aussi leur état émotionnel via des maillots connectés qui changent de couleur selon leurs émotions, vêtement également porté par les adultes. Tous répètent également régulièrement des petits slogans gouvernementaux qui leur apprend que fumer et boire, c’est mal.

Boire et fumer sont mauvais pour la santé

Mais peu d’interdits

L’happycratie est cependant très permissive. Si le tabac, l’alcool ou les aliments gras et sucrés sont fortement réprouvés, ils ne sont pas interdits. Ils coûtent juste très chers. De la même façon, les malheureux, très malheureux ou hyper malheureux ne sont pas traqués ou contraints d’aller voir un bonheurologue, ils font bien ce qu’ils veulent. Et jusqu’au milieu du roman, le TIB n’a aucune incidence sur leur vie professionnelle puisque deux Briseurs de rêves travaillent chez Sonia et un au Ministère du Bonheur. 

Des gens malheureux

Un futur un peu trop proche

Et c’est là où j’ai eu parfois du mal à suivre les propos du roman. Juste avant de poursuivre, je souligne le plus gros travers du roman, selon moi : l’happycratie en 2040, ce n’est pas crédible. En 17 ans, on ne pourra pas connaître de telles révolutions. Au niveau technique, pourquoi pas. Les personnages se déplacent en véhicules électriques, la domotique est à peine plus évoluée qu’aujourd’hui et la livraison par drone est pour demain. La réprobation de la cigarette, toujours plus chère, ou de la nourriture “trop”, on l’a. L’alcool, sans doute pas assez et le café, pas du tout. Mais comment une puce peut mesurer notre taux de bonheur ? Et le textile connecté à nos émotions. Sans parler de la naissance d’une Europe fédérée en si peu de temps, la réprobation de tout ce qui n’est pas musique électronique (?). Et des statuts de Florence Servan-Schreiber un peu partout, la papesse de la communication non violente. L’univers est assez peu cohérent.

Florence Servan-Schreiber

Quel est le sous-texte précisément ?

Et surtout, j’ai eu parfois du mal à comprendre sur quoi porte la critique. Par exemple, la Présidente de l’Europe s’appelle Greta Merkel, mélange fort peu subtil de Greta Thunberg et d’Angela Merkel. Alors autant la position de Merkel en leader de l’Europe, ça peut faire sens mais pourquoi y intégrer Greta Thunberg ? Surtout que, pour le coup, si l’happycratie est résolument plus écologiste, ça n’est jamais critiqué par aucun des personnages. Alice Babin semble se crisper sur l’hygiénisme de la société, notamment via les slogans gouvernementaux. Aujourd’hui, ce sont les mangez, bougez et les cinq fruits et légumes par jour, par exemple. Ah quoi qu’il y a tout une histoire autour du fait de manger de la viande, mmm. Bref, pendant les premiers chapitres, j’étais plus que circonspecte. Est-ce que vraiment, on peut se rebeller contre une société qui oeuvre pour le bonheur ? Qui s’opposerait franchement à cette société-là. Surtout qu’avant le virage autoritariste, rien n’était obligé. Tu veux rester malheureux et fumer des clopes, rien ne t’en empêche.

Mangez bougez

On n’accepte pas le malheur

J’ai cependant vu une réponse, voire plusieurs, qui me paraissait intéressante mais qui ne me semble pas assez poussée. La plupart des Briseurs de rêves le sont parce qu’ils ont eu un malheur dans leur enfance. Alan, leur chef, a été éborgné plus jeune par de vilains enfants. Jessica, une briseuse de rêve qui fréquente le groupe car elle ne se sent pas acceptée dans l’Happycratie, car elle s’est pissée dessus au collège et que tout le monde s’est moqué d’elle pendant des années. Moi qui suis toujours en train de m’interroger sur le pourquoi du basculement en résistance, j’y avais pas pensé à celui-là. Même le jeune Sunny, fils de Guérin Talleyrand, est malheureux parce qu’on le force à rentrer dans un moule qui ne lui convient pas. Les personnages malheureux le sont car personne ne veut reconnaître leur traumatisme et leur colère. Il faut passer par-dessus pour être heureux. On ne les accepte pas tels qu’ils sont. Le malheur n’a pas le droit d’exister.

Interdit d'être malheureux

Le consumérisme du bonheur

Autre point qui me paraissait important : le libéralisme et le consumérisme. Le TIB a l’air quand même très lié à la possession d’un certain confort. Pas mal de produits, notamment alimentaires, font la promesse d’avoir un impact immédiat sur le TIB. Ainsi, le jeune Djibril s’avalera quatre cannettes d’un nectar multifruits pour tenter de doper son TIB pour pouvoir entrer en soirée. Le roman tacle pas mal les “hypocrites du bonheur” avec en tête Talleyrand, sorte de macho libidineux qui propose régulièrement à ses collaboratrices une petite séance d’augmentation du TIB, pensant avec nostalgie à l’époque où on pouvait draguer sans passer pour un pervers. 

Libidineux

Taux de malheur ou de méchanceté ?

Bref, à la fin de ce roman, je n’ai pas su trop qu’en penser. L’univers faussement utopique décrit fonctionne plutôt pas mal même si le concept du TIB reste très bancal. Les briseurs de rêve ont toujours un TIB très bas y compris quand ils prennent plaisir à mal agir. Car on le voit à travers l’aventure de Sunny, le fait de dire des gros mots ou de choquer ses camarades le rend heureux. La caricature est parfois assez excessive et on ne sait plus trop quel est le message finalement. Manger des chips, c’est bien ? Oui mais y a le personnage de Jessica, jeune femme potelée, qui vit très mal son surpoids. Plus que le degré de bonheur, j’ai la sensation que la puce mesure surtout le taux de méchanceté puisque les Briseurs de rêve sont quand même plus méchants que bêtement malheureux.

Critique de la bien-pensance ?

J’ai parfois l’impression qu’Alice Babin se paie la tête des “bien-pensants”, genre ceux qui choisissent de ne pas manger de viande car ce sont des hypocrites. Alors que la dimension du libéralisme du développement personnel m’intéressait pas mal et n’apparaît qu’en filigrane dans ce roman. Du coup, je ne suis pas certaine de savoir qui était réellement critiqué et quel travers de la société l’autrice a voulu dénoncer. 

Le bonheur en fil rouge de ma semaine

Quoi qu’il en soit, ce sujet m’a bien plu et je vais donc poursuivre ces réflexions toute la semaine sur mes différents blogs et on reparlera de bonne conduite et de karma ici-même dans mon prochain article. Stay tuned, comme on dit !

5 thoughts on “Happycratie, le bonheur peut-il être une dictature ?

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