Oh well, encore une BD et encore des intelligences artificielles ? Tout à fait mais qu’y puis-je si l’intelligence artificielle est furieusement à la mode ? Et que les auteurs de BD adorent les dystopies ? Voilà. Donc aujourd’hui, nous allons parler de Préférence système d’Ugo Bienvenu. Une BD qui nous amène dans un futur pas si lointain. Même si l’humanité est débarrassée de quelques trucs chiants genre la gestation. Une histoire qui mêle robots intelligents, mâtinée de Fahrenheit 451 ou Ravage. Rien que ça.
Ménage dans la data
En 2120, l’Humanité est toujours là. Elle doit faire face à un nouvel enjeu : la data devient ingérable et il va falloir effacer de la donnée. Ce sont les Prophètes, sorte de conseil quelque peu nébuleux, qui choisit quelle oeuvre effacer pour libérer de la place. L’effacement est réalisé par le bureau des Essentiels où travaille Pierre, un archiviste. Il doit effacer 2001, odyssée de l’espace, parce que plus personne ne s’y intéresse. Sauf que lui trouve que c’est fort de café, quand même. Pierre va donc se lancer dans la conservation d’oeuvres qu’il juge essentielles. Il les stoquera dans la mémoire de Mikki, son robot domestique. Qui en plus de s’occuper de la maison, est en train de porter le futur bébé de Pierre et Julia, sa compagne. Mais le comportement de Pierre commence à éveiller les soupçons…
Selfie contre chef d’oeuvre du 7e art
Cette BD va donc s’intéresser à plusieurs thèmes phare. Les androïdes intelligents via le personnage de Mikki. Mais aussi la question du patrimoine culturel et de l’abrutissement des masses à travers les métiers de Pierre et Julia, sorte de scénariste télé qui écrit des séries mettant en scène des Playmobils. Sur ce dernier point, l’auteur ne va pas y aller dans la subtilité. Alors qu’on commence à soupçonner Pierre, un de ses supérieurs le sermonne. “Non mais tu vas pas sauvegarder un film que plus personne ne regarde et empêcher Kamila72 de télécharger ses selfies ?”
Une BD pleine de prétention
Et c’est là qu’on touche au gros défaut de cette oeuvre : la prétention culturelle. Amusant d’ailleurs que l’histoire commence par la question d’effacer 2001, Odyssée de l’espace, le film que tu dois aimer si tu te prétends cinéphile. J’avais expliqué la semaine dernière que j’aimais Bolchoi Arena car il évitait les pièges de la dystopie réac. Ici, on y saute dedans à pied joint. J’avoue qu’à ce moment du récit, j’ai failli poser la BD et ne plus y retourner. Préférence système semble se poser en réécriture de Fahrenheit 451. Ici, il n’est pas tant question de livres que d’oeuvres sur support numérique. On apprend ainsi qu’outre 2001, les oeuvres complètes de Victor Hugo ont été effacées. Ok mais quel est le message derrière ? On peut se désoler que les jeunes préfèrent se prendre en selfie en prenant des pseudos que plus personne ne choisit depuis 2005 plutôt que de lire Victor Hugo. Même si, comme d’habitude, je ne vois pourquoi un empêcherait l’autre. Mais surtout, je trouve que la posture vide le message initial de Fahrenheit de sa dimension politique.
Quelle manipulation des masses ?
Fahrenheit 451 met en place un système répressif basé sur la volonté de rendre les gens heureux un peu malgré eux. Tout au long du roman ou du film, on nous explique dans quelle société on est, pourquoi les livres sont devenus interdits et on nous parle d’un effondrement proche avec une guerre qui menace. Dans Préférence système, le propos est, in fine, très différent. Il n’y a plus de place dans le cloud, faut faire du ménage. Et on choisit des fichiers que plus personne ne consulte. Certes, l’auteur essaie de donner chair à l’abrutissement des masses avec les fictions Playmobil et JohnnyStar qui veut poster une vidéo nulle mais il n’y a pas de manipulation des masses. Il y a des usages quotidiens qui prévalent. Si plus personne ne veut regarder un vieux film qui a plus de 100 ans, c’est vraiment un signe de dictature ? De très nombreux films qui ont marqué leur temps finissent peu à peu par tomber dans l’oubli. D’ailleurs, si on prend l’histoire du cinéma, je suis persuadée que vous connaissez le nom de plusieurs films qui ont marqué l’histoire du cinéma mais que vous ne les avez pas vus et ne les verrez jamais. Moi même, si j’ai vu le Cuirassé Potemkine, c’est parce qu’on me l’a projeté dans le cadre d’un cours sur l’Histoire et le cinéma.
Pourquoi punir le héros ?
Mais surtout, l’auteur ne réfléchit pas à sa répression. Pierre et Julia se retrouvent donc poursuivis parce que Pierre a “volé” des oeuvres qu’il a stoquées… sur un circuit privé. Donc pas dans le cloud sursaturé. Du coup, je ne saisis pas trop pourquoi on veut le capturer. Dans Fahrenheit, on considère les livres comme subversifs car potentiellement dangereux pour l’ordre social. En moins subtil : faut empêcher les gens de trop réfléchir parce qu’ils pourraient se réveiller et bousculer l’ordre en place. Là, personne ne menace l’ordre en place. Ce que fait le bureau des essentiels, c’est littéralement du tri dans les placards. Et qu’entre la petite tenue à la mode qu’on aime mettre et la vieille robe vintage qui a une histoire mais qui n’a pas quitté son cintre depuis des années et bien… En conservant des œuvres sur un support privé, Pierre ne menace rien ni personne. D’ailleurs, c’est à se demander pourquoi cette solution n’a pas été envisagée dès le départ par les hautes instances mais bon…
Un foetus qui grandit dans un robot
A côté de ça, l’oeuvre se rattrape sur un autre grand sujet : l’héritage et la filiation. Pierre et Julia attendent donc un heureux événement : leur fille est en train de grandir dans le ventre de Mikki. Mikki qui a pour mission, également, de faire apprendre à la petite fille toutes les oeuvres effacées pour qu’elle puisse à nouveau les partager avec l’Humanité. Quand je vous dis qu’on est dans une revisite de Fahrenheit, j’exagère pas. Avec le côté Ravage puisque la petite famille fuit dans un coin paumé de la Sarthe, il me semble. D’où le fait que tous les kikoolol ont un pseudo qui finit en 72 ? Et un soupçon de 2001 puisque la petite fille, dont on voit l’évolution du foetus à travers le ventre transparent de Mikki, me fait un peu penser à l’Humain augmenté de fin de film. Il est assez curieux de noter que dans une dystopie avec un fond aussi réac et condescendant, la filiation via une intelligence artificielle soit plutôt valorisée. En effet, Mikki reste de bout en bout une figure positive. Loin des androïdes de plus en plus intelligents et flippants que l’on croise dans la majorité des dystopies sur le sujet.
L’auteur a-t-il compris son sujet ?
Bref, j’ai été déçue par Préférence système. Alors qu’il me paraissait très prometteur. De par son design, déjà, de par ses trouvailles quant à la société du futur. Mais le fait que la BD nous porte un discours de boomer peu éclairé à base “ah, la jeunesse est droguée aux réseaux sociaux et ne regarde plus Kubrick”, comment dire ? Quant à proposer une revisite d’une oeuvre, c’est intéressant. Surtout des oeuvres qui commencent à dater un peu. Un petit coup de dépoussiérage ne fait pas de mal. Mais là, j’ai juste l’impression que l’auteur n’a rien compris au propos central du roman dont il s’inspire. Ce qui est un peu drôle au vu du propos condescendant de la BD. Mais puisqu’on est dans le sujet “vieille oeuvre et revisite”, la semaine prochaine, on va s’attaquer à un monument. Teasing !