Imaginez une dystopie qui mélange 1984 et Le bonheur des dames avec un soupçon de Temps modernes. Un mélange un peu audacieux ? C’est en tout cas ce que propose la BD Les yeux doux de Michel Colline et Eric Corebyran, une dystopie au look rétro. Un univers où les mots d’ordre sont : produire, consommer, surveiller.

Une ville à la misère rampante
L’histoire. Dans une ville très industrialisée, Arsène est ouvrier dans une immense usine. Malheureusement, en coupant une machine devenue folle, il s’attire l’ire de son manager et se fait renvoyer. Sa soeur Annabelle et lui se retrouvent vite sans ressources, Arsène étant blacklisté. Pour survivre, ils sont contraints de voler. Annabelle est ainsi arrêtée après avoir volé une pomme au Panier Garni, l’immense centre commercial de la ville. C’est Anatole, employé modèle des yeux doux, qui l’a repérée sur son écran de contrôle et l’a dénoncée.

Tomber hors système
Sauf qu’Anatole tombe amoureux d’Annabelle et va vite se retrouver hors système. Réussissant à échapper à la police par un heureux effet du hasard, il va être pris en main par un gamin des rues qui va l’amener dans un lieu secret où les marginaux se sont installés. Et qui s’appelle le jardin des bennes. Oui, je trouve le jeu de mot très amusant. Ah oui, une petite pincée de Notre Dame de Paris ici pour le côté Cour des miracles.

Un patchwork d’inspiration
La première sensation en lisant Les yeux doux, c’est que ça évoque plein d’autres oeuvres, dystopiques ou non. C’est pas tous les jours qu’une dystopie m’évoque du Zola ou du Hugo. Les yeux doux ne propose aucune innovation technique. C’est le Paris du Bonheur des dames avec des véhicules et des caméras. Un look assez rétro pour bien appuyer que le cauchemar n’est pas né d’une technologie avant-gardiste mais bien de l’attitude des hommes.

Une ville où tout est surveillé
Premier point évident, donc : la surveillance “pour la sécurité de tous” opérée par la société Les yeux doux. La ville est truffée de caméras planquées derrière les yeux d’immenses affiches de pin-up. Pour rendre la surveillance plus douce. La ville est divisée en trois grosses sociétés : Les yeux doux, Le panier garni et L’atelier universel, l’usine. Un triumvirat qui résume parfaitement la philosophie de la ville : produire, consommer, surveiller. Tout le pouvoir semble d’ailleurs au main de ces trois entreprises : être banni de l’une, c’est littéralement la mort sociale, comme vont le découvrir Arsène et Anatole.

Une machine parfaitement huilée
La ville a ses protocoles et se divisent entre ceux parfaitement intégrés au système, comme Anatole en début de BD, et les autres. Anatole nous montre une version de la ville qui rappelle instantanément Brazil avec un employé appliqué et obéissant qui va commencer à remettre le système en cause à la faveur d’un joli minois. L’histoire d’Anatole nous sert à comprendre que les chouchous du système peuvent se retrouver exclus au moindre pas de travers. Car à la façon d’un 1984 ou de Brazil, le pouvoir n’a pas de visage. C’est un pouvoir qui semble fonctionner telle une machine. Certains actes entraînent automatiquement certaines conséquences. Qui est aux commandes ? On sait pas mais la société fait son petit bonhomme de chemin.

Les mécontents sont légion
Évidemment, dans un système aussi totalitaire où beaucoup se retrouvent hors système, la révolution gronde. Mais les moyens de lutte divergent. D’un côté, le jardin des bennes, sorte de communauté autonome qui survit grâce à la débrouille en se planquant dans des zones un peu oubliées du système. Comme une vieille gare ou la boutique bordélique d’un vieux monsieur qui a réussi à ne pas se faire racheter par le Panier Garni, contrairement à d’autres boutiques. Exactement comme dans Le bonheur des dames où le monstre grossit chaque jour un peu plus en avalant les petits commerces alentours. Après, j’avoue que cette étrange boutique avec son vieux tenancier m’a évoqué les Gremlins mais là, je ne suis pas sûre que ce soit volontaire.

Lutter ou juste survivre
Les habitants du jardin des bennes n’ont pas tant de revendications, ils essaient juste de survivre et de se serrer les coudes. Un autre mouvement révolutionnaire, dont on sait peu de choses, prétend agir. Leurs actions ne nous sont pas montrées. On se doute qu’il ya une bombe ou deux par ici, un tag par là mais guère plus. On apprend qu’ils agissent depuis 30 ans sans grands résultats. Ce groupe révolutionnaire qui agit dans l’ombre semble mieux intégré à la société, leur leader semble même assez riche. C’est ici une vision dichotomique intéressante de la résistance, je trouve. Il y a ceux qui agissent au nom de leurs valeurs et ceux… déjà hors système et contraints de tricher pour survivre.

Un huis-clos de la taille d’une ville
Dernier point et non des moindres : la ville. Les yeux doux semble être une dystopie de la surveillance mais en réalité, je l’associerais plus à une dystopie mégalopole. Cette ville est littéralement une prison : on ne peut s’en échapper. La gare est abandonnée, les trains ne fonctionnent plus. La ville est conçue pour vivre en huis-clos. Quand Arsène se retrouve viré de l’usine, c’est une mise à mort sociale, certes, mais une condamnation à plus ou moins court terme. Les travailleurs ont assez peu de moyens et leur couper les vivres les conduit à la misère à brève échéance. Sans le jardin des bennes, Arsène, Anatole et Annabelle avaient assez peu de chance de survie. Il y a du Metropolis dans cette mégalopole. Avec son usine titanesque, certes, mais aussi dans son organisation sociale avec un sommet déconnecté et un peuple qui commence à n’en plus pouvoir.

Une jolie pépite
Bref, Les yeux doux est une BD très sympa et très référencée. Mais dans le bon sens du terme. On ne soupire pas toutes les deux minutes en pensant “oui, je l’ai déjà lu ailleurs ça, aucune surprise, aucune originalité”. Je suis sensible à l’esthétique rétro donc forcément, j’ai été charmée. Mais je trouve agréable que cette histoire, assez simple en soi, m’évoque autant d’œuvres diverses et variées. Et maintenant, j’ai envie d’écrire une version dystopique du Bonheur des dames.