L’archipel, voir le futur pour l’empêcher ?

Et si une technologie permettait de naviguer dans un futur probable ? C’est le pitch de L’archipel, une bien jolie BD de Sacha Goerg.

Décidément, la BD et la dystopie se marient à merveille. Aujourd’hui, j’ai envie de vous parler de L’archipel de Sacha Goerg. Parce que dans ce futur proche techno-classiste, dirons-nous, il y a pas mal d’ingrédients qu’on a vu dans de très nombreuses oeuvres mais qui ont droit à un narratif un peu différent. Le futur est moche, oui, mais, pour une fois, la technologie pourrait aider à l’éviter.

L'archipel de Sacha Goerg

L’histoire. Tim est né du bon côté de la barrière. Fils d’un capitaine d’industrie spécialisé dans les couches, Tim est ce que j’appelle un branlos. Il passe sa vie entre cafés huppés réservés aux gens de son rang et baiser avec tout ce qui bouge, tout genre confondu. Sauf sa fiancée, finalement. Obsédé par la fermeté de son fessier, il passe un temps infini à le travailler. Sacha Goerg prend un malin plaisir à le dessiner régulièrement vêtu d’un simple débardeur, cul nu. Tim est cependant assez seul. Il ne voit que très peu sa fiancée et converse surtout avec Sabrina, son IA personnelle logée dans un drone. 

La vie pas terrible de Tim

Tim s’ennuie. Alors il décide de tester une simulation virtuelle un peu illégale qui le projète dans le futur. Le voici donc dans sa ville mais quelques années plus tard, avec des Chinois en trottinette partout. Errant sans trop savoir où aller, il découvre Chloé, une jeune fille qui semble fascinée par le devenir de l’archipel. L’archipel ? Le quartier pauvre de la ville : une épave de paquebot sur laquelle ont été installés des containers transformés en logement. Tim s’obsède alors pour la jeune fille et va tout faire pour la retrouver dans la vraie vie.

La belle maison de Tim dans L'Archipel

Un point que je souligne ici avant de poursuivre. Chloé n’est pas une belle pauvresse en attente d’un golden boy qui viendra la sauver de la misère. Chloé est dessinée comme une jeune femme androgyne, coiffée d’une crête, habillée très simplement. En opposition totale avec la fiancée de Tim, une bimbo. D’ailleurs, si Tim se met en tête de sauver Chloé, elle ne va pas forcément entrer dans le délire. En réalité, c’est même elle qui le sauve du destin insipide auquel il était promis. Bref, la dichotomie entre la sphère de Tim, peuplée de gens très préoccupés par leur apparence, vivant dans un univers très chic et clinquant vs les pauvres qui ont un look surtout pratiques et vivent dans de quasi bidonvilles, ça m’a vaguement évoqué Uglies. Dystopie que je ne pensais pas relier un jour à une autre…

La zone des riches dans L'archipel

La séparation des riches et des pauvres dans de strictes zones géographiques, c’est un basique des dystopies ayant une dimension sociale. On en croise dans Final Fantasy, Réminiscence et surtout Elysium qui est l’archétype du genre. Ici, cette dichotomie sociale ne sert pas uniquement à nous proposer une histoire d’amour à la James Cameron. Vous savez le “Tout les opposait et pourtant…”. L’histoire entre Chloé et Tim n’est même pas tant le coeur du récit puisqu’ils ont finalement assez peu de cases en commun. Tim a pour but de retrouver Chloé mais elle, ça ne l’intéresse pas vraiment. Déjà parce que dans un premier temps, elle n’est même pas au courant.

Chloé et Tim se rencontrent

On retrouve ici le classique du héros qui se retrouve embarqué dans une résistance face à un système qu’il n’avait pas vraiment interrogé. Tim n’est pas fan de la vie qui s’offre à lui. Il a tout mais ce tout ne lui plaît pas. On est certes loin du héros qui s’interroge sur la bonne santé du système auquel il appartient. On est plus sur un syndrome de l’enfant gâté. Il ne remet pas en question les privilèges dont il bénéficie, il est juste en trip “il manque quelque chose à ma vie”. De son côté, Chloé n’a rien d’une Julia de 1984, I-330 de Nous autres ou Flocon et Lilas de Un bonheur insoutenable. Elle a plus conscience des vicissitudes du système mais uniquement parce qu’elle est du mauvais côté de la barrière. Elle va bien se retrouver au coeur d’une manif’ mais elle n’est pas du tout un moteur de contestation. Chloé va à la manif’ en suivant une de ses amies de l’Archipel.

Chloé se promène dans l'Archipel

L’Archipel, arrêtons-nous dessus un instant car j’ai beaucoup aimé l’idée de ce lieu. Donc un paquebot de croisière échoué devient un nouveau territoire de vie. Evidemment, on pense immédiatement au Costa Concordia même si, dans la réalité, le fameux paquebot a été démantelé. Mais le combo paquebot échoué et containers offre un certain cynisme où les pauvres doivent se contenter des miettes des riches, se débrouiller avec leurs déchets. Oui, je sais que les croisières type Costa Croisières, ce ne sont pas les plus fortunés qui y vont mais le paquebot reste aujourd’hui le symbole d’un tourisme effréné où il faut tout faire et tout voir en un temps record. Hop, escale à Santorin, faites vos photos et on repart. Je parle d’expérience, malheureusement. Bref, le paquebot est un symbole de surtourisme doublé de celui de la pollution du dit tourisme. Pollution de l’air, pollution visuelle et même menace pour certaines villes comme Venise. En aucun cas le choix de ce paquebot comme socle de l’Archipel n’est un hasard.

Planche de l'Archipel dessinée par Sacha Goerg

Car la BD nous propose aussi une dimension écologiste. Si on ne sait pas en quelle année se passe l’action, le fameux “dans un futur proche”, on ne semble pas très éloigné de notre époque. En fait, à part du côté des riches où les robots boostés à l’IA sont partout, les pauvres n’ont rien de plus que nous ou presque. Le style vestimentaire est le même, les téléphones portables aussi. Par contre, niveau climat, ce n’est plus vraiment la fête. L’intrigue tourne autour de la succession de plus en plus rapide de tempêtes de plus en plus violentes, menaçant directement l’archipel et ses habitants. Les tempêtes sont perçues différemment selon le point de vue. Côté Chloé, elles sont source d’angoisse et de panique, les habitants de l’Archipel étant toujours isolées du reste du continent pendant qu’elles sévissent et des containers se détachent épisodiquement, partant flotter sur la mer déchaînée. Côté Tim et surtout son père, c’est une occasion rêvée de faire du fric. Car en cas de crise climatique, les gens se concentrent sur les biens de première nécessité comme le PQ ou les couches. Cynique, l’Archipel ? Si peu.

L'archipel, planche de nuit

Parlons un peu de technologie. Le coeur de l’intrigue se concentre sur une simulation virtuelle dans laquelle on peut naviguer en greffant une puce à son téléphone. La simulation propose une mise en scène qui se veut réaliste du futur. Chaque connexion propose des variations un peu différentes en fonction de l’évolution de la situation en temps réel. Chloé développe une forme d’addiction à cette simulation, voulant comprendre pourquoi, dans cette simulation, l’archipel apparaît systématiquement comme détruit et abandonné. Sacha Goerg s’amuse un peu dans ces passages à glisser quelques incongruités comme les Chinois en trottinettes mentionnés plus haut. Ces passages sont assez clairement là pour imaginer un effondrement dû au dérèglement climatique mais aussi à un basculement économique avec une domination de la Chine qui éparpille ses ressortissants au quatre coins du monde, apparemment.

Tim et les Chinois en trottinette

Dernier point que j’ai trouvé pas mal intéressant : les assistants personnels. Notamment Sabrina, celle de Tim. Sorte de nounou volante, on va découvrir au fur et à mesure du récit qu’elle a un degré d’autonomie très élevé, outrepassant les ordres de Tim si elle estime qu’ils ne vont pas dans son intérêt à lui. Pendant quelques planches, on en vient même à s’interroger sur le fait que Sabrina pourrait avoir une forme de sentiments pour Tim. J’ai trouvé le traitement de Sabrina très intéressant et j’aurais presque aimé qu’on s’intéresse plus à elle qu’à son propriétaire notamment pour comprendre si l’IA était programmée pour prendre des décisions profitables à son propriétaire indépendamment des ordres de celui-ci ou si Sabrina a développé une forme d’empathie. Ce qui est, en général, l’enjeu des fictions qui traitent de ce genre d’intelligence, placée dans des robots de diverses formes. Cependant, je n’ai pas vu, dans l’Archipel, une volonté d’ambiguïté sur Sabrina. Dans le sens où l’on ne va pas se demander si elle a une âme ou quelque chose d’approchant. Ici, pas d’interrogation de type “c’est quoi, être vivant, qu’est-ce que la personnalité ?”. 

Tim et Sabrina sont de sortie

Quand j’ai emprunté l’Archipel à la bibliothèque, il était décrit comme une dystopie qui “aurait du Damasio” en elle, quelque chose du genre. Ce qui m’avait un peu fait bouder. Et bien je ne suis pas du tout d’accord avec ça. Déjà parce que le personnage féminin est autre chose qu’une belle plante. Mais surtout la technologie est traitée ici pour ce qu’elle est : un moyen, un outil. Pas comme une menace perçue par quelqu’un qui n’y comprend pas grand chose et aime chantonner le “c’était mieux avant”. Justement, la technologie semble être ici un outil pour faire prendre conscience aux Humains de la destruction imminente de leur environnement. Je ne sais pas si un tome 2 est prévu, Sacha Goerg semble avoir passé beaucoup de temps sur l’écriture de celui-ci. Il y a de la place pour continuer les aventures de Chloé et Tim, en savoir plus sur la puce… Cependant ce premier (et unique) volume vaut déjà le détour car pour une fois qu’on échappe à un discours un peu réac sur les mondes virtuels et les IA, je prends. Un peu manichéen par moment mais rien de rebutant.

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